Chapitre 19: Au pays de Blanche-Neige et les 7 Gérard

Publié le 17 Février 2019

Chapitre 19: Au pays de Blanche-Neige et les 7 Gérard

Argentona, 12 février 2019

21h05

En longeant la rue sombre et déserte de l'académie, sur le chemin du retour à la maison après une longue journée de classes, j'ai vite entendu le faible écho d'un vacarme lointain. Casseroles, chants répétitifs, percussions de toutes sortes. Plus je m'approchais de Plaça Nova, plus c'était fort.

Au tournant de la rue, des élèves de l'école secondaire s'amusaient à grimper le vieux wagon de tramway qui est posé à côté de la place centrale du village, vestige d'un temps où le transport en commun à Argentona se faisait sur rails, et non sur roues.

"HI CAROLINE!" m'a-t-on crié de l'autre côté de la rue.

Dans le noir, je ne pouvais pas distinguer les traits de leurs visages. J'ai salué de la main dans leur direction générale, ils ont répondu avec entrain.

Quelques pas plus loin, j'ai vu apparaître derrière l'édifice du théâtre local un groupe de gens de tous âges. Formant un grand cercle, couvrant tout l'espace de la place centrale, ils chantaient, percutaient différents objets suivant un rythme défini, harmonieux. D'une voix forte et claire, ils revendiquaient leurs droits, et manifestaient leur colère.

J'ai continué mon chemin jusqu'à ce que les chants ne deviennent plus qu'un murmure au loin, une berceuse lancinante dans la nuit catalane.

*

Le 1er octobre 2017, la population catalane a tenté de mener un référendum pour l'indépendance de leur région. Le jour du vote, la police nationale espagnole est débarquée, et a interrompu la procédure à coups de pieds, de matraques, et de bombes à gaz lacrymogènes.

Depuis ce jour, les membres du gouvernement catalan sont en prison, en attente de leur procès pour rébellion et abus de fonds publics. Dans les derniers mois, les nouvelles à leurs sujets parvenaient à la population au compte-goutte. 

One year on, Catalan politicians still in prison as trial nears.

Catalan independence leaders could face up to 25 years in prison.

Four Catalan leaders go on hunger strike.

Jailed Catalan leaders end hunger strike after international exposure and unblocking of their case.

Pendant plus d'un an, le statu quo s'est installé, sans vraiment être dérangé. Rien n'avançait, et la vie de (presque) tous, malgré l'horreur des images surréalistes d'amis et connaissances battus à la télévision à peine 12 mois plus tôt, reprenait son cours.

"It's like people don't remember. It was just a year ago, and nobody acts like they really remember," ma première famille d'accueil m'avait expliqué, peu après mon arrivée, en septembre 2018.

Jusqu'à cette semaine.

Mardi le 12 février 2019, le procès des politiciens catalans a officiellement commencé. Chaque jour depuis cette date, les nouvelles à la télévision commentent le progrès de cet événement historique. Les manifestations se multiplient, d'une ville à l'autre. Les gens sont en colère.

"One of our right-wing political parties is part of the opposition in this trial, which is inconstitutional and should be impossible, and yet, here we are," a expliqué Nur, à l'académie, lors d'un cours d'anglais avancé.

"Some of our politicians are not in jail, but that's because they escaped to other countries before they could be arrested. They're off the hook, but maybe they can never come back," m'a expliqué un étudiant de cette même classe.

"You are here until June," m'a fait remarqué Pep, le père de ma famille d'accueil actuelle, "so you will see all: the trial, the judgement, the reaction."

Dans les journaux, certains leaders actuels affirment qu'un nouveau vote prendra place si la décision de ce procès va à l'encontre de ce qu'ils considèrent les droits constitutionnels et humains de la population catalane.

Mais au centre de toute cette bisbille, la paix règne, de peine et de misère. 

"People are angry, but our protests are pacific. We are pacific people. The violent people are the police," m'a confié une tante de ma famille d'accueil.

Une autre manifestation aura lieu à Barcelone demain. On s'attend à une manifestation toute aussi pacifique que les autres.

Si, bien sûr, la police espagnol ne vient pas trop s'en mêler.

***

*

À la maison, la famille Famadas profite de ma présence pour élargir leur vocabulaire en anglais. À chaque jour, ils font un effort pour se rappeler des nouveaux mots de vocabulaire mentionnés pendant les repas, ce que j'ai commencé à appeler le "Word of the Day."

À date, on a eu "ripe."

"This pear is ripe. It is not green."

"What's raï-pe? Madura?"

"I guess?"

On a eu "leftovers."

"Today we eat over-lefts."

"Leftovers."

"AICH."

Et "referee."

"The referee at my basketball game was not good tonight. That's why we lost."

"Sure."

Après, ils pavanent leurs connaissances auprès de la famille élargie, lors des repas de famille du vendredi ou du dimanche. Quand un oncle ou un beau-frère fronce les sourcils et demande c'est quoi, un "leftover," ils sont très fiers de pouvoir les éduquer à ce sujet.

J'en déduis que ma présence n'est pas trop dérangeante.

*

Au repas de famille de dimanche dernier, une tante tentait de m'expliquer ce que les gens se racontaient en catalan. Ils se racontaient des blagues, et l'humour, ça représente un niveau de complexité de la langue que je n'ai pas encore atteint.

Elle m'a expliqué après une blague qui semblait avoir eu tout un succès que, en Espagne, il y a un village qui s'appelle Lepe, et il y a un stéréotype comme quoi les habitants de Lepe sont tous stupides. Alors beaucoup de blagues se font sur les gens de Lepe.

J'ai froncé les sourcils et réalisé que, les Leperois, c'est l'équivalent de nos Newfies.

Chaque pays a son propre bouc émissaire, il semble bien.

*

Et à l'école, les élèves sont toujours aussi sages.

"Cay-rolaïne! Cay-rolaïne!" s'est exclamé un jeune élève de 1ère de ESO, pendant notre cours de biologie du lundi matin. Montse, la prof, était occupée à démêler ses documents, et l'élève en question, qui est le genre à ne jamais rester assis plus de 2 minutes, était déjà debout à mes côtés, exigeant mon attention. "I have new record!"

"A record?" j'ai répliqué, curieuse. "A record of what?"

"One semana, i zero communication!"

En catalan, "communicat", c'est se faire sortir de la classe pour mauvais comportement. C'est un peu comme se faire envoyer voir le directeur. Eux, ils se font envoyer voir un prof de garde, qui appelle les parents ou met une note au dossier, selon le cas.

"Well done. Now go back to your seat. Wouldn't want to ruin that record just yet, huh?"

"Wat?"

Plus tard, nous parlions de l'évolution de certains animaux, et la prononciation de certains mots s'est avérée difficile, autant pour les élèves que pour la prof de biologie. Je suis venue à leur rescousse, et nous avons gracieusement répété haut et fort les mots "bird" et "bear", en exagérant les voyelles bien comme il faut.

"Repeat after me. Biiiiirrrd."

"BIIIiiIiIIIIiiRD."

"Beeeeaaaaaar."

"BEEAAYAAAR."

"Well done."

"HAH!" s'est exclamé notre hyperactif. "I'M A ENGLISH."

*

Les élèves, ceci dit, ne font pas toujours un effort pour comprendre ce que je leur dis en français ou en anglais, avant de déclarer qu'ils n'ont rien compris. Pourquoi essayer, s'il y a généralement quelqu'un dans la salle qui peut traduire pour eux?

"Does anyone have any questions?"

"Que es eso?" (What's that?)

"... What, a question?"

"Si, que es eso?"

L'ironie de la situation l'a frappé après quelques répétions du mot.

*

Les lundis à 12:30PM, j'ai la joie de travailler avec un de mes groupes préférés: le groupe avancé de 1re de Batxillerat (presque les plus vieux à l'école).

Ils sont fins et drôles, ils participent, et le plus important: ils comprennent assez bien l'anglais pour que je puisse faire des blagues et qu'ils en rient. Ça flatte l'égo, et ça fait du bien, le lundi matin.

L'autre jour, on pratiquait le discours rapporté, et ils devaient me poser n'importe quelle question, tant et aussi longtemps qu'ils rapportaient ensuite ma réponse à leur voisin par après.

Ils m'ont demandé quel était le dernier concert auquel j'avais assisté, et bien que, en théorie, mon dernier concert était celui de jazz que j'ai vu à Argentona la fin de semaine dernière, le concert des Backstreet Boys à Québec en 2017 est venu sur le sujet. Leur réaction était tout de fois un peu déprimante.

"Qui?"

Je leur ai chanté "I Want It That Way", ils ont dit que ça leur disait quelque chose.

Pft, quelque chose.

Alors que nous retournions en classe après l'atelier, un des élèves est venu marcher à mes côtés et m'a avoué être un grand fan des Backstreet Boys. J'aimais déjà bien cet élève, mais là, on arrivait à un tout autre niveau d'appréciation.

Je suis toujours très stricte sur le maintien du silence dans les couloirs, mais ce jour-là, nous avons gaiement chanté "I Want It That Way" en nous rendant vers la classe, au grand désespoir des autres élèves du groupe, qui laissaient une certaine distance se former entre eux et nous.

Non, nous ne sommes pas avec eux.

*

Vers la fin de la semaine, une prof de catalan m'a approchée pour me demander si je voudrais bien la rencontrer une fois par semaine pour prendre un café et jaser. Elle veut améliorer son français et son anglais, et elle aimerait bien profiter du fait que je suis là pendant plusieurs mois encore.

Mon horaire est particulièrement chargé ces temps-ci, mais je ne sais pas dire non, alors nous nous sommes rencontrées vendredi avant le dîner, pour prendre un thé dans un café, et jaser d'un peu de tout et de rien.

Nous nous sommes échangés nos numéros, et elle m'a dicté son prénom: Blancaneu.

Blanca: blanche.

Neu: Neige.

Je suis allée prendre le thé avec Blanche-Neige.

"Yes, the younger the group I teach, the more amazed they are."

Ça doit être pas mal, se faire enseigner le catalan par Blanche-Neige.

Les noms par ici sont une grande source d'amusement pour moi, depuis mon arrivée. Beaucoup de prénoms ressemblent aux nôtres, mais les modes de prénoms pour jeunes sont complètement différentes des nôtres.

À l'école secondaire, les prénoms que nous avons à la pelletée:

- Gerard

- Roger

- Miquel (Michel)

- Hug (Hugues)

- Ivan

- Adria / Adrian

- Jordi (George)

- Berta

- Marta

- Mireia (Mireille)

Je trouve encore les Berta et les Gerard de 15 ans comiques, sans le vouloir.

*

Quand je suis allée rencontrer Blancaneu pour notre heure de conversation, elle m'a demandé si je voulais boire quelque chose. J'ai répondu qu'un thé ferait très bien l'affaire, car j'avais déjà pris mon café de la journée.

"Just one coffee today? Really?"

Oh. We gon' be friends alright.

*

À la maison, nous soupions vendredi soir, et les parents ont posé une belle salade de tomates au centre de la table. J'en mangeais allègrement lorsqu'ils se sont tournés vers moi et m'ont dit:

"This is not tomato."

Avec un morceau de pas-tomates à moitié en bouche, j'ai répliqué: "Oh? What is it?"

"Well, it looks like tomato. But it's not the season for tomato right now, so we eat that instead."

"Ok. So what do you call it?"

"Well... it looks like tomato."

"Ok, but what do you call it in Catalan?"

"Well... we call it tomato."

"... So it's a tomato, then?"

"Well. Kinda."

Je ne sais pas trop ce que j'ai mangé, mais ma kinda-tomato était bien bonne.

*

Depuis quelques temps, j'ai développé une addiction pour une sorte de bonbon typique du coin, populaire pendant le temps de fêtes. Les polvorons: c'est poudreux, très sucré, et délicieux. Les épiceries écoulent leurs stocks depuis les Fêtes, et j'en profite. Je m'en achète un à la fois, sinon je sais que je vais tous les manger d'un coup.

Ça s'achète au poids, et c'est d'ailleurs ce que j'essayais de m'acheter quand j'ai eu mes déboires de communications à l'épicerie où il fallait peser par soi-même avant d'arriver à la caisse.

J'y suis retournée cette semaine. Forte de mon expérience de la semaine dernière, j'ai pris mon polvoron, et je l'ai emmené à la balance...

...qui a environ 50 boutons, chacun avec un chiffre entre 1 et 112. Aucune indication de quel chiffre correspond à quoi. Je suis retournée voir l'étiquette devant le produit: pas de chiffre. Je suis revenue à la balance: toujours pas d'instructions.

Trop traumatisée et gênée pour demander des instructions à la caissière, qui était occupée, je suis partie sans mon polvoron, et je suis allée en acheter à l'autre épicerie, qui pèse directement à la caisse; le caissier, qui est toujours le même, peu importe l'heure, a pesé mon polvoron en me jugeant sans doute: cette étrangère qui parle à peine l'espagnol, et vient s'acheter un polvoron à tous les jours, au coût de 12 cents.

Je n'ai pas le niveau d'espagnol requis pour lui expliquer ma dépendance au sucre qui rend ainsi risqué le prospect d'en acheter plusieurs d'un coup. Je l'ai donc laissé me juger.

J'ai de nouveau mangé mes émotions à la maison.

*

Il y a deux semaines, juste avant que je ne déménage, Lizzy et moi avions été invitées à manger chez Mercé, la présidente de l'association des parents et professeurs, et aussi la responsable de la coordination de nos logis. 

Nous avons mangé avec elle et son fils, Marti, qui est en 2e année de Batxillerat.  Après le repas, Marti est allé au conservatoire pour ses cours de musique, et Lizzy et moi avons regardé Pride and Prejudice sur Netflix. Mercé allait et venait pour l'écouter avec nous.

C'est à travers ça que j'ai découvert que Lizzy est une grande fan de Jane Austen.

"I used to hate my name. I thought 'Lizzy' was so boring and dumb. Until I read this book, and then I thought it was just fine. I could live with being a Lizzy."

J'ai avoué que je n'avais jamais lu le livre, et ça a jeté un froid sur notre amitié bourgeonnante. J'ai dit que je devais l'avoir en version électronique à quelque part sur mes appareils, que je comptais le lire éventuellement.

"You should. It's the best."

Le sujet s'est poursuivi jusqu'à lundi, à l'école, et lorsque l'information de mon ignorance est arrivée aux oreilles d'Ingrid, une prof d'anglais qui n'était pas assise très loin, elle s'est indignée à son tour.

"I have the book at home. I can lend it to you if you want!"

"Well, I mean, if you're offering..."

"Done. Text me to remind me tonight, because I will probably forget."

Le reste de la journée, dès que j'étais dans la salle des professeurs, j'entendais sa voix provenir d'un recoin quelconque: "I haven't forgotten, Caroline!"

Le lendemain, le livre était entre mes mains, et Ingrid s'exclamait à Lizzy:

"There, when she's read it, we can finally talk to her again."

Alors je lis Pride and Prejudice. J'espère le finir d'ici le retour à l'école lundi, question d'avoir des amis.

Rédigé par la-grande-fugue

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