Le Grand Nord, Épisode 5: Survivre au mois le plus sombre

Publié le 13 Février 2020

Le Grand Nord, Épisode 5: Survivre au mois le plus sombre

En ce début de février 2020, nous célébrons ce qui nous apparaît comme le printemps: les -50 ont laissé place aux -20, et le simple fait de pouvoir sortir quelques minutes sans avoir à automatiquement enfiler un pantalon de neige semble avoir remonté le moral à beaucoup d'entre nous.

En attendant, Soraya continue de nous tenir au courant des développements, en nous faisant des rapports météo chaque fois qu'elle sort fumer.

«Fais encore frette criss.»

«C'est moins pire aujourd'hui...»

«Osti que j'ai hâte de sortir fumer en tit manteau, tabarnak.»

On se rend toujours au travail dans le noir, mais on commence à voir le soleil avant 10h le matin. Quand je rentre du travail vers 17h, le soleil n'est pas encore tout à fait couché.

Pas à pas, on va avoir passé au travers.

*

En décembre, rentrer au Québec pour les Fêtes s'était révélé compliqué.

À plusieurs reprises pendant le voyage, je me suis demandé si j'allais me rendre à destination pour Noël.

Le 19 décembre, mon vol Hay River - Yellowknife a été annulé en matinée, j'ai dû prendre celui du soir. La bonne nouvelle, c'est que ça m'a permis d'assister au souper de Noël à l'école avant de partir. La mauvaise, c'est que je n'ai pas pu aller magasiner à Yellowknife, les magasins étaient fermés à mon arrivée, et je repartais tôt le lendemain matin pour la poursuite de mon voyage.

Je me suis réveillée à 3:30AM le 20 décembre. Dans ma boîte de réception m'attendait un email d'Air Canada me laissant savoir que mon vol Calgary - Montréal plus tard en journée était annulé.

Misère.

Ma collègue Isabelle m'avait textée vers 3h pour me dire qu'elle était arrivée (elle avait fait la route Hay River - Yellowknife en voiture pendant la nuit). Parce que les toilettes publiques à Yellowknife sont toutes fermées la nuit, elle est venue profiter de la salle de bain dans ma chambre d'hôtel pendant que je sirotais mon café, puis nous nous sommes mises en route vers l'aéroport.

En raison des multiples problèmes de vols ce jour-là, la file d'attente au comptoir était infiniment longue. Par chance, nous étions arrivées tôt. On m'a mise sur un autre trajet qui passait par Toronto, et j'ai pu poursuivre ma route.

À Calgary, j'ai su que le vol Calgary - Montréal avait été reinstauré, mais avec un plus petit avion, donc je maintenais mon itinéraire alternatif. Une heure plus tard, on m'appelait à l'intercom pour me dire que, en fait, ils m'avaient enregistrée sur le vol Calgary - Montréal ET le vol Calgary -Toronto.

J'ai pris Calgary - Montréal avec Isabelle. Le vol est parti très en retard, Isabelle allait rater sa correspondance vers Sept-Îles.

Je suis arrivée à Montréal vers 19h45. Ma valise, elle, est arrivée vers 20h45, sur le vol Toronto - Montréal.

J'étais à Québec à 2h du matin, dans mon lit vers 3h30.

Je me disais que le retour ne pouvait pas être pire.

J'avais raison, mais ce n'a pas été de tout repos non plus.

Initialement, j'avais réservé un trajet très merdique, mais aussi très économique. Montréal - Winnipeg, Winnipeg - Regina, Regina - Calgary, Calgary - Yellowknife. Début décembre, j'avais reçu un email comme quoi mon vol Regina - Calgary avait été devancé, à une heure où je me trouvais encore sur le vol en provenance de Montréal.

Pendant les Fêtes, je me suis amusée à appeler Air Canada pour régler ce problème. L'heure et demie en attente a à tout le moins été récompensée par un remplacement de trajet beaucoup plus intéressant: Montréal - Vancouver, Vancouver - Yellowknife.

Le 3 janvier, je suis partie de Québec en matinée, j'ai pris un bus vers l'aéroport de Montréal. Mon vol de Montréal est parti un peu en retard, mais en arrivant à Vancouver, je me disais que à date, ça allait bien.

I jinxed it. Mon vol Vancouver - Yellowknife a été retardé de 3 heures, je suis arrivée à Yellowknife à 2h30am.

La bonne nouvelle: j'ai pu profiter de la nouvelle succursale de Joe & The Juice à l'aéroport de Vancouver. Joe & The Juice, c'est une chaîne de restos nordique spécialisée dans les sandwichs, jus et smoothies. J'en suis devenue accro via mes nombreuses escales à l'aéroport de Reykjavik en 2018 et 2019. Dès que j'en trouve une succursale sur mon passage (comme à Zürich, à l'été 2019), je me dois de m'y arrêter pour y commander mon maintenant habituel smoothie vanille-avocat, et un sandwich avocat-tomates. (Au cas où ça n'est pas assez évident: j'aime un peu beaucoup l'avocat.) 

À mon passage à l'aéroport de Vancouver en septembre (en route vers Hay River la première fois), ils en annonçaient l'ouverture, mais ce n'était pas encore prêt. Défaut de synchronicité. J'en avais eu le coeur brisé. 

Alors pendant que j'appelais mon hôtel pour leur annoncer mon check-in tardif, j'ai mangé mon sandwich à l'avocat et mon smoothie vanille-avocat en ronchonnant un peu moins fort que lors de mon voyage d'aller.

J'avais deux nuits de réservées à l'hôtel à Yellowknife, vu que les vols pour Hay River ne roulent pas le samedi. J'ai passé presque toute la journée du samedi à dormir. J'ai à peine eu connaissance des pannes de courant qui ont frappé le matin.

Quand j'ai émergé de mon sommeil à 13h, l'électricité marchait à nouveau sans problème.

Je suis sortie me chercher à manger en après-midi, puis je suis revenue passer le reste de ma journée dans la chambre d'hôtel, à relaxer.

Je me suis recouchée assez tôt.

*

Le dimanche, mon vol était à 17h.

Je me suis levée en matinée, pour cette fois aller profiter du déjeuner gratuit de l'hôtel. Je suis ensuite allée prendre une marche aux alentours, question de compenser pour ma grande paresse de la veille.

Il faisait -22 selon mon application météo. La veille, il avait fait -12, et j'avais pu me promener confortablement sans pantalons de neige. En me disant que -22 n'était pas -45, j'ais pris le même risque en ce dimanche matin.

Je l'ai regretté vivement. J'avais oublié qu'avec le facteur vent, -22 peut en réalité devenir du -38 ressenti. Quand je suis entrée dans le Tim Hortons près de mon hôtel, au retour d'une marche de 30 ou 40 minutes, j'avais les cuisses gelées au point de ressentir mille aiguilles me percer la peau à travers mes jeans.

Tout en sautillant pour faire circuler le sang plus rapidement, je suis entrée, j'ai déposé mon sac à dos sur une table, et je me suis mise à chercher un coupon que j'avais à quelque part, pour un breuvage à 1$.

Ce n'a pas été bien long que je me suis fait accostée par un homme qui m'a approchée, familièrement, comme si nous nous connaissions bien. Il m'a demandé comment j'allais, et m'a offert sa main à serrer. Méfiante, j'ai serré sa main du bout des doigts. 

L'itinérance et la pauvreté, à Yellowknife, c'est le tabou dont on parle, mais seulement via chuchotements et regards entendus. Presque tout résident de Yellowknife a une histoire à raconter: des gens qui entrent dans les maisons non verrouillées pour y dormir, des vols mineurs, de violentes altercations dans les rues ou lieux publics (comme cet homme et cette femme qui s'étaient violemment engueulés au A&W où j'étais allée en octobre, lors de mon passage en ville pour ma formation). Et puis il y a les plus générales interactions avec ceux qui approchent les étrangers pour quêter des sous dans les restaurants.

Ces problèmes d'itinérance et d'alcoolisme semblent beaucoup toucher les hommes, et particulièrement ceux de descendance autochtone. Un indéniable rappel d'une longue histoire de maltraitance et d'incompréhension qui se poursuit encore à ce jour. Certains diront que c'est de leur faute, c'est de la paresse.

Comme si l'abus et l'effacement d'un peuple pendant plusieurs siècles ne pouvaient pas du tout être un facteur.

Cet homme dans le Tim Hortons, il avait le nez tout déboîté. Il me souriait, et je voyais que des dents lui manquaient.

«I'm good, thanks», j'ai répondu à sa question initiale.

«Great! Me too. Although, over the holidays, I got in a fight. Messed up my nose.»

«Sorry to hear that.»

«It's alright. Wanna see a trick?»

Il a produit un jeu de cartes d'une de ses poches. Toujours hésitante, j'ai hoché la tête doucement.

Il m'a fait choisir une carte, puis la remettre dans le jeu. Petit tour de passe-passe impliquant de me faire donner une pichnotte sur le jeu de cartes, et voilà, il a facilement ressorti ma carte du jeu.

J'ai souri.

Il m'a demandé si j'avais du change. Je lui ai donné les quelques pièces qui traînaient dans ma poche. Il m'a remerciée, puis est passé au suivant, mais pas avant de m'avoir souhaité une bonne journée.

Mon coupon en main, je suis allée me chercher mon breuvage à 1$. Puisque ça n'incluait que le menu glacé, j'ai siroté mon café glacé en lisant mon livre, et en attendant que le temps ne passe.

*

N'ayant pas grand chose à faire, je me suis rendue à l'aéroport d'avance.

Très d'avance.

Les files aux comptoirs étaient longues, les groupes de touristes asiatiques se marchant sur les pieds pour enregistrer leurs bagages en vue de rentrer à la maison. En longeant l'entrée, j'ai été soulagée de voir que le comptoir de Canadian North, ma compagnie aérienne (précédemment connue sous le nom de First Air), était complètement désert.

Je me suis enregistrée, et puisque je n'avais pas à passer la sécurité (ce n'est que pour les vols hors des territoires), je suis allée manger les restants de ma pizza de la veille dans l'aire d'embarquement.

Vers 16h, Diane, qui rentrait apparemment sur le même vol, m'a repérée et est venue me rejoindre.

Le vol a décollé vers 17h10. Nous avons atterri à Hay River vers 17h40. Soraya nous attendait à l'aéroport. Elle, elle avait passé les Fêtes à Hay River, en compagnie des quelques autres membres du personnel et de la communauté francophone du coin.

Le lendemain, c'était déjà le retour au travail.

*

Le Grand Nord, Épisode 5: Survivre au mois le plus sombre

C'était le retour à l'école, et personne n'était prêt.

Pas les profs, pas les élèves, et probablement pas les parents non plus.

Moi, j'essayais de rester positive.

«Ben au moins, les jeunes vont avoir eu la chance de se reposer pendant le congé, non? Ils devraient mieux se comporter qu'avant les Fêtes!»

«Oh, honey...»

C'est beau, la naïveté de la débutante, apparemment.

Les jeunes, malgré leur allure de lendemain de veille en ce soudain retour en classe, étaient tous très contents de me dresser la liste de ce qu'ils avaient reçu pour Noël.

«J'ai reçu un jeu vidéo!»

«Moi j'ai eu une Nintendo Switch!»

«Moi, plein de toutous!»

«Moi, un toutou de lama-licorne mutante arc-en-ciel joueuse de Fortnite!»

Ils étaient moins impressionnés quand je leur disais que, moi, j'avais reçu des bas.

«Aw...»

«Non, non, mais c'est ça que je voulais, en fait!»

«... aw?»

C'est dur à expliquer, la vie adulte, parfois.

*

Et la routine a repris.

Comme si personne ne s'était vraiment reposé pendant les Fêtes, on s'est mis à jouer à la patate chaude avec la grippe.

Les mercredis, mon horaire de monitorat est vide, ce qui me permet de faire de la suppléance au besoin. Soudain, mes services étaient en constante demande.

Soraya s'en est tapée une bonne, d'ailleurs.

Elle n'est pas rentrée travailler un vendredi, ce qui est en soit surprenant pour elle. Quand je suis rentrée après le service de garde à 17h30, la maison était sombre et silencieuse. Je pensais qu'elle était profondément endormie dans sa chambre, et je faisais attention à ne pas faire trop de bruit, jusqu'à ce que je la vois arriver, déposée à la maison par Isabelle, qui l'avait apparemment reconduite à l'hôpital en après-midi.

Pneumonie. Crise d'asthme. Le tout combiné à une sale grippe.

Elle est revenue au travail la semaine suivante, mais est retournée à l'hôpital mercredi. Elle s'est mise à aller mieux, puis est retournée encore à l'hôpital le dimanche d'après. C'est là qu'elle a appris que, ce qu'elle avait, en fait, c'était le H1N1.

Je ne savais même pas que ça existait encore, le H1N1.

Aux TNO, on est tellement vintage, que pendant que le reste du monde se tape le coronavirus, nous, on se tape encore le H1N1.

Paul-Hervé, concierge, et Olivier, suppléant (et mari d'Aline), avaient leur propre théorie. «C'est parce que les routes étaient bloquées par la neige, ça y a pris tout ce temps-là à se rendre».

Qui sait.

Alors si la tendance se maintient, on aura le coronavirus en 2029, pendant que le reste de la planète parlera du 2029-covR2D2.

Dans la même semaine, Soraya et Diane ont toutes les deux eu à prendre des journées off. Dans le cas de Diane, c'était plutôt pour rattraper l'extrême fatigue d'un voyagement difficile pour une formation au Yukon. (Elle voyageait avec Air Canada, après tout. Annulations, retards, arrivées nocturnes au menu.) Mais un mercredi où je remplaçais Soraya au secrétariat et quelqu'un d'autre remplaçait Diane, Aline me demandait si ça m'inquiétait, de vivre avec deux personnes malades.

«Ah, tu sais, je suis condamnée. Je ne me fais pas d'idées.»

Depuis deux semaines, j'ai l'impression de couver quelque chose. Des symptômes se pointent le bout du nez, me chatouillent la gorge du bout des doigts, mais sans jamais vraiment frapper. Ça vient, ça passe, et un autre symptôme fait de même.

Jeudi dernier, je me suis levée avec une fatigue inhabituelle. Ça ne feelait pas du tout, mais je me disais, bon, c'est juste de la fatigue. Ça va passer.

Ça n'a pas passé. Toute la journée, j'ai traîné un mal de tête et une fatigue qui ont rendu la journée longue et pénible. En soirée, je ne suis pas allée à mon cours de spinning. Je ne suis pas rentrée au travail vendredi, et j'ai dormi jusqu'à midi.

J'ai passé la fin de semaine en pyjama.

J'ai été correcte après ça.

Enfin, jusqu'à ce que je fasse une rechute la semaine suivante et que je calle malade à nouveau le jeudi.

*

Lors d'un vendredi de mi-janvier, Soraya et moi nous sommes retrouvées à une soirée improvisée chez Isabelle.

Initialement, Soraya devait prendre l'avion pour Yellowknife, ce vendredi-là, et y passer la fin de semaine. L'entente habituelle, c'est que je peux bénéficier de la voiture de Soraya quand elle n'est pas là, à condition de la reconduire à l'aéroport et d'aller la chercher à son retour. J'ai donc reconduit Soraya à l'aéroport après l'école, et je suis repartie avec la voiture ensuite, pour aller faire l'épicerie. Je me doutais que, une fois à la maison, je me mettrais en pyjama, et je ne ressortirais plus de la fin de semaine.

Je suis allée faire mon épicerie au Super A, où il y a plus de choix, puis je suis ensuite allée au Northmart, où on trouve de bons rabais parfois, surtout sur le pain de boulangerie qui est sur le point d'expirer. On peut en acheter à 1$ ou même 0.75$ parfois. Je mets ça dans le congélateur.

Alors que je sortais du Northmart, et que je me gelais les mains sans mitaines pour débarrer la voiture, Soraya m'a appelée. Son vol était retardé de deux heures, et puisqu'elle se rendait à Yellowknife principalement pour un souper le soir-même, ça n'en valait plus la peine. Quand l'annoncement avait été fait, Isabelle était avec elle à l'aéroport pour discuter de quelques trucs avant son vol. Elle avait donc abouti chez Isabelle. Mila et Pierre-Benoît, autres francophones du coin, y étaient aussi. Si je voulais bien les rejoindre, il y avait des bières dans le frigo que Soraya voulait bien que j'apporte avec moi. (Pour ma compagnie ô combien inestimable? Nah. Pour les bières.) 

Depuis le temps que j'étais à Hay River, je n'étais encore jamais allée dans le Old Town, un quartier un peu en retrait et de nature plus résidentielle, où beaucoup de nos collègues habitent. Isabelle essayait de m'expliquer comment me rendre à sa maison en «allant vers l'aéroport» puis en «tournant à gauche après les bateaux» et en «s'arrêtant à la troisième maison à droite». Je lui ai demandé l'adresse, car sans Google Maps, j'allais me ramasser à Entreprise, la ville voisine.

J'ai trouvé sa rue sans problème, mais puisqu'il n'y avait aucune maison à droite, j'ai porté mon attention vers la gauche. Quand les maisons ont commencé à apparaître à droite, je ne regardais plus de ce côté-là, je n'ai pas vu. Je suis passé tout droit, et j'ai appelé Soraya en faisant demi-tour. Ils ont envoyé Pierre-Benoît dehors pour se planter au bord de la rue et m'attraper au retour.

J'ai fait peur à un inconnu en ralentissant juste à côté de lui, pensant dans le noir que c'était P-B. Mais à part ce petit obstacle, j'ai finalement repéré le grand blond frisé et barbu qui rôdait louchement devant la maison qui s'est révélée être celle d'Isabelle.

«Google Maps, ça te tentait pas?»

«Mais j'étais sur Google Maps!»

«Ah...»

J'ai ainsi livré les bières de Soraya à bon port.

Une fois à l'intérieur, Soraya m'a demandé si je m'en étais apportées aussi.

«Je m'en suis apporté une à moi. Pour la deuxième, j'espère que mes services de livreuse seront récompensés, là...»

Implicitement, c'était moi la chauffeuse désignée. J'ai donc restreint ma consommation d'alcool, malgré les assurances de Soraya.

«La police ici, je la connais! Fais-toi en pas!»

Ouais, bon, quand même. On aimerait se rendre à la maison en un morceau.

Surtout avec le temps qu'il faisait.

Ça a dû être l'une de nos dernières fins de semaine de grands froids. On se sentait presque mal de sortir le chien d'Isabelle pour ses pipis.

En fin de soirée, je suis sortie démarrer la voiture 20-25 minutes avant le départ, pour la réchauffer. P-B est sorti faire de même avec sa voiture.

«Tu connais le truc pour démarrer quand y fait froid de même?» il m'a demandé.

«Euh, non?»

«Tu tournes la clé à un quart de tour.»

«Comme ça?»

«Oui. Et là tu peux démarrer.»

J'ai démarré. Tout de suite, j'ai entendu P-B me juger sur ma performance.

«Naah, au bruit, ça c'était pas bon.»

«Ben là, ciboire, fais-le dont d'abord.»

On a échangé de place. La porte de la voiture était restée ouverte pour faciliter l'échange de feedback non sollicité. Il a pris le siège conducteur, et moi je prenais la place de la personne qui juge, debout juste à côté.

«Toi, tu l'as tournée plus comme au 1/8 de tour, mais il fallait tourner au 1/4. Comme ça.» Il a démarré la voiture. «Tiens, ça c'était bon.»

Ciboire, si j'avais su que ça prenait des maths 536 pour démarrer la voiture par ici...

Bref, nous sommes rentrées vers 1h du matin.

*

Le monde de l'éducation, c'est pas toujours facile.

On se confronte souvent à des enfants qui traînent leurs problèmes familiaux dans la salle de classe. À cet âge-là (et à tout âge, vraiment), les problèmes de comportement cachent souvent quelque chose.

Monitrice de langues?

More like, thérapiste à temps partiel.

Il y a un élève. Il a 7-8 ans. Mes collègues me disent qu'il était facile à gérer avant, mais que depuis cette année, il pousse beaucoup plus les limites. J'avais beaucoup de mal au début avec lui, il ne m'écoutait jamais. (Mais bon, au début, beaucoup ne m'écoutaient pas. J'ai vite découvert la vérité dans les sages paroles de Klaudia, quand elle m'a dit qu'il faut plusieurs mois à un enfant pour te faire confiance; une fois qu'il te connaît bien, ça va.) Avec le temps, il a appris à me connaître, et bien qu'il n'écoutait pas toujours, on partageait aussi des bons moments.

Un beau jour, dans le mois de novembre ou décembre, il passait une mauvaise journée, il faisait un peu n'importe quoi. Il est sorti de la classe, et puisque ma collègue gérait le reste du groupe, je suis sortie avec lui.

Il était allé sauter sur la petite trampoline dans l'atrium, qui est justement là pour les élèves qui ont besoin de s'auto-réguler (bref, de se calmer). Je suis allée m'asseoir par terre, à côté de la trampoline, et je lui ai demandé pourquoi il était comme ça.

De réponse en réponse, il en est découlé que ça n'allait pas trop bien à la maison.

Papa n'est presque jamais là à cause du travail, mais quand il est là, il crie beaucoup sur maman. Ils se disputent, ils se crient qu'ils se détestent.

« C'est stupide, les adultes disent toujours qu'il faut être gentil avec les autres. Ils se fâchent quand on l'est pas. Mais eux, ils ne sont pas toujours gentils! »

Ouch.

Moi, je ne suis pas éducatrice. Ni psychologue. Mes compétences sont limitées dans ces cas-là. Je ne suis pas vraiment en position de donner des conseils ou intervenir quand ça arrive.

Mais rien ne m'empêche d'écouter. Ça, je peux faire.

Ça, et rappeler à un enfant que peu importe ce qui peut se passer avec papa ou maman, ce ne sera jamais de sa faute à lui. Que papa et maman l'aiment, et rien ne changera ça.

Des fois, travailler en éducation, c'est se sentir un peu impuissant, aussi.

Mais on fait ce qu'on peut.

Plus tôt cette semaine, alors que les élèves rentraient de la récré, l'élève en question s'est arrêté devant moi alors que je passais. Arborant son look « guimauve » avec son ski suit fluo, il a produit une petite boîte en carton de sa poche et me l'a donnée.

«Tiens, c'est pour toi.»

Et il est allé enlever ses vêtements d'hiver à son casier.

La petite boîte ressemblait à une boîte de bonbons, comme les cigarettes Popeye's. Mais en la secouant, je n'entendais que le bruit d'un petit papier rigide se percuter contre les parois.

Je l'ai ouvert, et ça contenait des petits tatouages temporaires.

Amusée, je suis allée le rejoindre à son casier. «Tu veux que Madame Caroline soit toute tatouée? C'est ça? Est-ce que j'aurais l'air cool tu penses?»

Il a souri, puis m'a répondu par une question.

«Tu sais pourquoi je te l'ai donné?»

«Pourquoi?»

«Parce que tu es ma Valentine.»

«Aww...»

Les autres autour ont bien sûr commencé à me dire que eux aussi avait un Valentin ou une Valentine, et que c'était tel ou telle personne.

Mon nouveau valentin, par contre, n'avait pas terminé.

«Je vais te dire pourquoi tu es ma valentine, mais c'est un secret.»

Il s'est approché et je me suis penchée pour qu'il me murmure à l'oreille.

«Parce que tu es gentille.»

*

En janvier, c'était aussi les 30 ans d'Isabelle.

Pour souligner l'événement, quelques collègues avaient organisé une fête surprise.

C'était dans le garage de notre collègue Katrine. Le garage était chauffé, mais bon, ça restait un garage. Les petites robes n'étaient pas recommandées. (Maudine, déjà que les occasions de porter mes 3 robes ne sont pas fréquentes.)

La fête a été une surprise pour Isabelle... enfin, jusqu'à ce qu'elle arrive et voit les 15 voitures stationnées le long de la rue. Katrine l'avait appelée en pleurant, puis lui a ouvert la porte toute bien habillée. Ça a un peu fini de vendre le punch.

«... Ils sont où? Dans le garage? »

« Euh... ouais. »

Ça a été une belle soirée malgré tout.

Puisque les occasions de socialiser avec le personnel dans un contexte non professionnel ne courent pas les rues, j'ai discuté avec beaucoup de collègues, qui avaient tous la même question.

« Tu fais quoi l'an prochain? »

À la bière numéro deux, c'est un peu tôt pour la crise existentielle, mais bon, puisqu'on y est.

J'ai expliqué que je regardais pour un stage en éducation à l'étranger, quelque chose d'un an. Les programmes d'AIESEC sont ouverts aux moins de 30 ans, et puisque je me dirige à pleine vitesse vers mes 29 ans... eh bien, c'est maintenant qu'il faut que ça se passe.

J'avais jusqu'alors envoyé mes CVs à Hong Kong, au Mexique, au Vietnam, au Salvador. J'attendais de voir.

Les réactions étaient variées. Du « oh wow, ça c'est cool! » jusqu'au « ouin, ça sonne dangereux, tout ça ».

Pendant la soirée, les invités jouaient au beer pong, mais avec des règles bien claires, et absolument arbitraires:

1. Isabelle choisit les équipes.

2. Isabelle choisit les règles.

3. Isabelle peut inventer des règlements au fur et à mesure.

4. L'équipe d'Isabelle remportera le tournoi.

On pouvait aussi signer une carte. En y écrivant un petit message, j'y ai ajouté la note,

« Bonne fête! Tu me diras c'est comment, de l'autre côté. »

*

Bref, 2020 est une année riche en changements.

À la mi-janvier, on apprenait que Soraya avait reçu une offre d'emploi en Saskatchewan, où toute sa famille se trouve. L'idée de se rapprocher de ses petits-enfants la chicotait depuis quelques temps. Ça a été la petite poussée dont elle avait besoin.

Elle partira donc en avril.

Les préparatifs des déménagements qui en découlent ont donc déjà commencé. Soraya a commencé à vendre certains de ses meubles, et à aller porter de vieux vêtements à la friperie. Quand on va faire l'épicerie, on ramasse des boîtes.

Puisque c'est elle qui louait la maison, Diane et moi devions nous retourner de bord, comme on dit. Par chance, ça a été simple. Diane a des amis qui ont récemment emménagé à Hay River, et ils lui ont offert une chambre. Elle a déménagé la semaine dernière.

Pour moi, Soraya s'était arrangée avec Isabelle, avant même d'annoncer la nouvelle, qu'il y aurait une place chez elle pour moi. Isabelle vient d'emménager chez son chum, et elle loue sa maison à d'autres depuis. Gabrielle, la nouvelle enseignante récemment engagée pour remplacer pendant un congé parental, y loue une chambre depuis cette semaine. À partir d'avril, j'y louerai la deuxième chambre. C'est un peu plus loin de l'école, mais Isabelle a laissé sa voiture avec la maison, donc il y a moyen de s'arranger, entre Gabrielle et moi.

8:10AM dans la cour d'école.

8:10AM dans la cour d'école.

Mine de rien, les prochains mois vont passer vite.

La semaine prochaine, j'accompagne un voyage de ski avec le secondaire. Je n'ai jamais fait de ski de toute ma vie, et ma grande première sera devant un public adolescent.

Le rêve, quoi.

À la fin du mois, j'ai une autre formation pour les moniteurs de langue à Yellowknife.

En mars, j'accompagne deux élèves du secondaire à Yellowknife pour un programme de pages à l'assemblée législative.

En avril, il y a la semaine de relâche. Je ne savais pas trop quoi en faire, avec les vols qui coûtent toujours assez chers par ici. Soraya m'a proposé de l'accompagner en Saskatchewan, puisque c'est à ce moment-là qu'elle déménage. Ça me ferait un aller gratuit et une opportunité de visiter un coin du Canada que je n'ai pas encore vu. Je n'aurais qu'à payer pour mon billet d'avion de retour.

J'y réfléchis.

 

À suivre...

Rédigé par la-grande-fugue

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article